Quand elle était jeune, Sharon vivait à Kansanga, un quartier de Kampala, la capitale de l’Ouganda, où elle rêvait d'être milieu de terrain, ou peut-être attaquante. Mais les garçons la laissaient toujours dans les cages. À cette époque, les filles n'étaient pas toujours bien acceptées sur le terrain. La vie dans le village de Kampala était alors régie par certaines lois non écrites : les garçons pouvaient faire certaines choses, pas les filles. On leur disait que le football était pour les garçons. Ce sport était depuis longtemps le plus populaire en Ouganda, et lorsque l'équipe nationale jouait, les rues qui entouraient Kampala et le Stade national étaient envahies de monde et de voitures. Les supporters se retrouvaient dans des cinémas ou au stade et y passaient la journée. On se serait cru un jour férié.
Pour le football féminin, la situation était tout autre.
Mais vous savez ce que c'est d'être totalement passionnée ? Sharon avait grandi en regardant Arsenal. Elle idolâtrait les équipes d'Arsène Wenger : le flair de Santi Cazorla, la ténacité de Mathieu Flamini. Parfois, elle se rendait avec son frère dans des cinémas à l'autre bout de la ville qui retransmettaient les matchs. Mais pour ce qui était de sa carrière, les choses étaient plus compliquées.
En sport, on a besoin de modèles. Des personnes qui nous inspirent, un chemin à suivre pour réaliser le rêve de toute une vie. Tous les jeunes ont besoin d'en trouver. Sharon a pu rencontrer quelques-uns de ces modèles sur son chemin. Vers l'âge de 14 ans, elle s'éloignait de la ville pour aller jouer au foot sur des terrains plus reculés.
Loin du bruit et des regards pleins de jugements. Loin des voisins qui iraient rapporter à sa mère ce qu'elle faisait. Là-bas, elle était libre.
Elle y a rencontré d'autres filles qui jouaient au foot, ainsi que Kate et Kelsey, deux coachs américaines arrivées dans le pays avec l'organisation Football sans frontières. Elles l'ont entraînée, lui ont fait quitter son poste de gardien de but pour la passer en milieu de terrain, puis en attaque. Elles lui ont appris qu'Arsenal avait également une équipe féminine, et qu'aux États-Unis, des équipes de filles jouaient à un niveau professionnel. Au fil du temps, elles se sont même entretenues avec la mère de Sharon et l'ont convaincue de la laisser jouer. Elles ont été les premiers modèles de Sharon dans ce sport. Tous les jeunes joueurs en ont besoin.
Leurs conseils l'ont encouragée à persévérer. Ella a commencé à jouer dans des équipes féminines de la ville, notamment pour Princess Diana High School à Munyonyo et Muteesa 1 Royal University à Mengo. Elle a même représenté l'Ouganda dans une compétition internationale au Nigeria. Malgré une défaite en demi-finale contre le pays organisateur, l'expérience en valait la peine.
Elle a également fait partie de l'équipe KS Sparta 09, rattachée à la fondation Watoto Wasoka. Il s'agit d'une organisation de développement des jeunes par le football qui travaille à Kampala et dont l'objectif est d'utiliser ce sport comme un outil de changement social pour les enfants vivant dans les bidonvilles d'Ouganda. Leur slogan est « Football Made in Slums » (le football issu des bidonvilles). Avec leur équipe et une poignée de bénévoles, ils développent des programmes et organisent des compétitions pour les enfants des bidonvilles depuis 2009. Ils les aident dans leur scolarité et soutiennent ceux qui n'ont pas accès aux commodités de base ou luttent contre des vices ou autres problèmes. Et tout cela par le biais du football. Pendant les vacances, ils organisent le très prisé « Derby des bidonvilles », l'un des plus grands tournois de la ville réunissant plus de mille enfants. Un autre de leurs programmes, le « camp de Noël » rassemble plus de 3 000 participants.
Après avoir joué pour Sparta 09, Sharon a commencé à s'investir dans l'organisation, au début en tant que bénévole, pour finalement devenir coach de Watoto Wasoka. Quand Sharon a commencé, cette organisation, soutenue par Common Goal, accueillait principalement des garçons. Alors, avec l'une de ses amies, elle a fait le tour des communautés pour recruter des filles qui souhaitaient jouer au football. Mais lors de la première séance, seules 4 filles se sont présentées. Sharon et son amie ont donc changé de stratégie. Elles ont organisé un atelier de gestion de l'hygiène menstruelle dans leurs bureaux, et ont invité les filles à y assister. C'était leur tout premier programme. Par la suite, des réactions ont commencé à émaner des communautés locales, notamment de parents reconnaissants que leurs enfants aient pu bénéficier de ces ateliers.
« Le coaching me permet de mettre des choses en place dans la communauté et d'aider les jeunes filles à accéder à des opportunités en matière d'éducation ou de santé. J'ai le sentiment que ce rôle de coach me permet de servir de modèle au sein de la communauté. »
Les ateliers communautaires sont les fondements du travail de Watoto Wasoka, et Sharon s'y est pleinement impliquée. Ils ont notamment développé le programme Football 4 WASH axé sur l'eau, l’assainissement et l'hygiène (EAH, ou WASH en anglais), ainsi que le programme BUREF (Building Resilience through Football), basé sur le développement de la résilience grâce au football. Un autre programme sur la santé mentale et le bien-être a vu le jour suite à l'isolement et aux bouleversements engendrés par la pandémie. Et il y a bien évidemment le football, qui était au cœur de l'action de Sharon. Ils ont commencé à intégrer des équipes féminines au « Derby des bidonvilles ». Lors de la dernière édition, 134 équipes ont participé, dont 47 composées de filles. Ils ont également développé leur propre version, baptisée le derby féminin. Un véritable succès. Près de 50 équipes y ont participé, prêtes à s'affronter en équipes de 11 ou de 7. Grâce au football, ils ont pu aider les jeunes de la communauté à développer des compétences qui leur seront utiles dans la vie.
« Je pense que les difficultés que nous avons rencontrées m'ont aidée à évoluer personnellement. J'essaye d'offrir à ces jeunes filles les opportunités que je n'ai pas eues quand j'avais leur âge. »
Les choses ont désormais évolué à Kampala et dans ses bidonvilles. Les jeunes filles qui veulent faire du foot ont le champ libre, une feuille de route, et un modèle dont s'inspirer. Quant à Sharon, elle joue toujours au football, dans l'équipe féminine de Makerere University. Elle a récemment remporté l'Elite League, et pourra donc disputer la Super League la saison prochaine. Elle a même été élue meilleure joueuse, et certaines de ses jeunes nièces ont pu la regarder disputer la finale et recevoir son trophée de meilleure joueuse à la télévision. La prochaine génération de footballeuses de Kampala est désormais prête à se faire sa place, et des organisations telles que Watoto Wasoka, soutenues par des coachs comme Sharon, sont prêtes à les accueillir.